83-84 : extrait traité de vènerie d’Yauville

TRAITE DE VENERIE

M. D’YAUVILLE

Chapitre ll

Des veneurs qui se laissent emporter à leurs ardeurs et qui chassent sans principes.

Avant que de parler de la bonne manière de piquer et de faire chasser les chiens, je ferai un détail des défauts les plus ordinaires des veneurs qui se laissent emporter à leur ardeur et chassent sans principes. Premièrement, ils ne connoissent pas leurs chiens, ou si l’habitude de les voir leur a fait retenir les noms de quelques-uns, ils n’en connoissent les qualités que sur le rapport qu’on leur en a fait et pour l’ordinaire, le nombre ne s’étend guère au deçà de sept ou huit : leurs défauts les plus ordinaires à la chasse sont de trop crier, de sonner trop souvent et mal à propos.

Du moment qu’un cerf est attaqué, avant même quelquefois que les chiens soient découplés, ils partent à toutes jambes en criant et sonnant et en faisant plus de bruit que les chiens, de sorte que, quand ceux-ci ne seroient pas pleins de fougue, surtout dans le moment qu’ils sortent des couples, il ne faudroit pas davantage pour leur tourner la tête : aussi, s’ils manquent de voie, ils passent une ou deux enceintes tout droit devant eux, ou bien ils sortent à la route et suivent les cavaliers qui les enlèvent.

Ces veneurs ont-ils vu passer un cerf à une route ? Ils courent aussitôt à la route d’après pour le revoir encore ; ils ne s’inquiètent pas si les chiens viennent ou s’ils ont manqué de voie ; quelquefois ils veulent bien attendre les premiers chiens, mais du moment qu’il y en a deux ou trois de passés, rien ne les arrête. Le cerf voudroit passer la route dans laquelle ils galopent, ils le forcent à faire un retour ; les chiens qui viennent dans la voie sortent à la route et courent après les chevaux qu’ils voient devant eux ou bien, si le gros des chiens a manqué de voie, une seule personne souvent qui les appelleroit suffiroit pour les rallier et les empêcher de mettre le change sur pied et d’y tourner ; mais non, l’ardeur emporte, et ces réflexions dont tous les veneurs sentent parfaitement la justesse, on les fait tous les jours de sang-froid, mais on ne les oublie que quand il faudroit les mettre en pratique. En général, on va trop vite, on crie trop, on fait trop de bruit.

Si les chiens tournent au change, ces veneurs si ardents ne sont plus aussi pressés de courir après eux ; chacun se sépare ; on s’informe à tous les carrefours si on n’a pas vu passer le cerf ? On l’a vu passer à telle ou telle route : aussitôt grandes fanfares, grands cris ; mais des chiens pour prendre la voie ? Les mâtins ont tous tourné au change. On ne songe pas que si on avoit été après eux, on auroit vu les bons demeurer ; que beaucoup d’autres auroient été intimidés et arrêtés par quelques coups de fouet ; que, sans cette exactitude à les servir, on n’a jamais une meute ni souple ni sage.

Cependant, quelques cavaliers ramènent une partie des chiens qu’ils ont enlevés, mais ils les ramènent à toutes jambes ; personne n’est resté derrière pour les faire tirer ; on les défile, pour ainsi dire, le long des routes, et sept ou huit qui seuls ont pu suivre la vitesse des chevaux, sont essoufflés et presque pâmés lorsqu’ils arrivent à l’endroit où l’on a vu le cerf ; de sorte qu’ils seroient souvent plus tentés de se coucher que de chasser.

Cependant on reprend la voie du cerf, quelques chiens qui se rallient encore en composent dix ou douze, quoiqu’il y en ait quelquefois plus de quarante de découplés. Le cerf est forlongé ; les chiens chassent avec peine, balancent et demeurent tout à fait. On n’a plus guère la ressource des carrefours circonvoisins ; on y fait cependant quelques questions : comme elles sont toutes négatives, on se sépare de nouveau ; chacun court de son côté : l’un va à un grand chemin, l’autre à une plaine, d’autres à quelque étang voisin. Comme les chiens éparpillés ont mis tout le change sur pied, chacun reçoit des indices différents : l’un a connoissance que deux ou trois chiens percent : il s’en va après, on ne le revoit plus ; un autre apprend qu’il y a un cerf qui a passé au travers d’un étang ; un troisième voit un cerf que les chiens séparés ont mis sur pied : il souffle, il est à peu près de la taille de celui qu’on a attaqué ; il sonne, il appelle ; quelques chiens viennent, il prend la voie ; il se présente une harde de chiens, il la fait découpler. Quelques personnes enlevées par celui qui a eu la connoissance qu’il y avoit un cerf qui avoit donné à l’étang, le rapprochent du mieux qu’elles peuvent ; pour celui qui est parti après les deux ou trois chiens, il les trouve à quelques lieues de là qui font tenir les abois à leur cerf.

Mais quand ceux qui ont fait découpler des chiens s’aperçoivent qu’ils ont fait découpler sur un cerf presque frais ; que ceux qui rapprochent tombent à bout-voie sans espérance de la retrouver, et que celui qui a entrepris une campagne perd ses chiens ; alors chacun se rassemble ; on ne sait plus que devenir, on cherche le commandant pour savoir ce que l’on fera. Après bien des avis donnés et combattus, on se décide enfin à fouler quelques enceintes ; chacun y entre franchement, mais bientôt l’un trouve un chemin qu’il suit ; l’autre un faux-fuyant qu’il ne quitte plus ; un autre se tient au frais au milieu d’un planitre et sonne de temps en temps un langoureux requêté. Approche-t-on de plus près ? On en entend deux qui font la conversation ; on en trouve un autre qui longe nonchalamment le chemin qu’il a rencontré ; un autre, dans l’enceinte, à force de hou répétés, engage son cheval à se tenir tranquille ; chacun a perdu courage ; on ne voit plus de ressource, et on attend avec impatience le premier ton de la retraite qui a bientôt rassemblé tout le monde.

J’ai chargé ce tableau de traits que l’on voit rarement réunis ; cependant il n’y a pas de chasseur qui convienne de la vérité de chacun en particulier. J’ai voulu faire d’abord, le détail des défauts les plus communs des veneurs médiocres, pour ne point interrompre par des leçons négatives, les principes sur lesquels le bon veneur doit se former ; ou du moins, si j’y suis quelquefois forcé, je ne serai pas obligé de m’y arrêter longtemps, puisque la plupart des inconvénients doivent être prévus par l’esquisse que je viens d’en faire. Un équipage composé de veneurs tels que je viens de les dépeindre, seroit un équipage de coureurs plutôt qu’un équipage de chasse ; cependant, dans presque tous les équipages, il y a quelques sujets qui ressemblent assez au portrait que j’en fais. Les bons veneurs sont occupés à prévenir et à réparer leurs fautes et se crèvent ; mais les plaisirs les plus vifs deviendroient fastidieux s’ils n’étoient jamais traversés par quelques contradictions.